Jean-Paul II aux jeunes du continent africain
L’Évangile régénère toute culture
D’où l’invitation du Pape à sauvegarder les valeurs de sa propre culture, en conservant bien les racines africaines[1]. Il est nécessaire, pourtant, de n’accepter aucune tradition ni aucun modèle, africain ou occidental, sans critique.
À ce propos le Pape, s’adressant aux universitaires réunis à Yaoundé, rappelle que
“le Message évangélique ne vient pas seulement consolider l’humain, tel quel ; il joue un rôle prophétique et critique. Partout, en Europe comme en Afrique, il vient bouleverser les critères de jugement et les modes de vie. Il est un appel à la conversion. Il vient régénérer. Il passe au crible tout ce qui est ambigu, mêlé de faiblesses et de péché. Il doit jouer cette fonction pour certaines pratiques qui ont été apportées avec la foi par les étrangers ; mais aussi pour certaines coutumes ou institutions qu’il a trouvées chez vous. L’Évangile de Dieu vient toujours d’ailleurs pour purifier et pour élever, afin que tout ce qui est bon, noble, vrai, juste, soit sauvé, émondé, épanoui et porte les meilleurs fruits”[2].
Sur cette voie qui conduit à l’affirmation authentique de sa propre personnalité et de son bonheur, personne n’est exclu. “Personne ne doit penser qu’il n’a rien à offrir”[3]. Personne ne peut prendre prétexte du passé pour ne pas se tourner vers l’avenir, en vivant le présent. Car “le passé est le passé. Jésus a toujours appelé des gens à le suivre en faisant table rase de leur passé, en leur redonnant sa confiance et par le fait même toutes leurs chances”[4].
C’est en cela que s’exprime en effet la force du pardon chrétien.
“Pardonner signifie ouvrir la porte à un nouveau début. Cela rend possible une communion dans l’amour fondée sur la vérité et la compassion. Le pardon laisse derrière lui des souvenirs douloureux du passé et espère en un avenir bâti sur ce qui est juste et bon. Il rend possible la réconciliation et la paix”[5].
On remarque une insistance toute particulière dans les discours du Souverain Pontife aux jeunes d’Afrique sur le thème de la responsabilité personnelle qui, étant donné le contexte socio-culturel africain, revêt une portée véritablement prophétique. De fait, globalement assumée la tradition culturelle africaine privilégie la famille, le clan, le village, en voyant d’une manière suspecte toute initiative personnelle et en attendant toujours des solutions globales, la plupart du temps parachutées de l’extérieur.
Le contact culturel avec le monde occidental a lui même souvent accentué ce facteur de dépendance et de passivité. À notre époque, le phénomène du rapport avec les mass media est typique. Dans ce domaine aussi le Pape, s’adressant aux jeunes du Mali, exhorte “à ne pas recevoir passivement les informations ou les images qui leur arrivent”[6]. La culture de la cueillette a été remplacée par la culture de l’assistance, avec un échec substantiel de toute politique de développement, si bien que désormais une vaste littérature venant d’un peu partout remet en discussion l’idée même et la possibilité du développement. Le Pape a parlé de ce problème en Tanzanie :
“L’échec du développement apparaît évident dans la persistance de la faim et de la malnutrition, dans le fléau des réfugiés, dans l’exposition aux maladies et dans l’absence d’une assistance sanitaire minimale. On peut également l’observer dans le manque de structures scolaires, de conditions de vie décentes, d’emplois ; dans la concurrence déloyale pour obtenir une position sociale, dans la criminalité, dans la corruption et dans l’ambition dénuée de scrupules présentes à de nombreux niveaux de la vie sociale”[7].
Face à cette réalité, le Pape ne se laisse toutefois pas aller à une vision “afropessimiste”. Reprenant l’analyse déjà développée dans son Encyclique Sollicitudo rei socialis, il affronte le problème du changement de la mentalité et de la conversion personnelle comme racine pour transformer les structures de péché. Un changement nécessaire et dont personne n’est exempt.
“De nombreux problèmes liés au développement, aussi écrasants qu’ils puissent paraître, peuvent être résolus en adoptant une nouvelle attitude, diamétralement opposée au désir égoïste de profit et à la soif de pouvoir. Ce qui devient nécessaire pour les individus et les nations développées et en voie de développement, c’est un engagement de solidarité en vue du bien de tous. Cette attitude différente dont le monde a tant besoin ne se construit pas avec les tensions idéologiques ou avec les conflits sociaux. Il est plutôt le résultat de la conversion des individus qui passent ainsi de l’autosatisfaction à l’amour. Cet amour dont nous parlons inclut un profond respect pour la dignité de toute personne humaine, sans discriminations d’aucune sorte, et un réel service des autres”[8].
S’adressant aux jeunes du Malawi, il s’exprime encore ainsi :
“Ne considérez pas les problèmes du présent comme la fin de l’espérance et comme la mort de l’enthousiasme. Regardez plutôt la vie tout entière comme une opportunité de conversion, une opportunité à travers laquelle Dieu vous parle et requiert votre contribution au bien-être de votre nation et de son peuple d’une manière durable”[9].
Déjà, dans un de ses premiers discours en Afrique, avec les étudiants de Côte d’Ivoire, Jean-Paul II avait rappelé que
“les hommes qui font avancer l’histoire, au niveau le plus humble ou le plus élevé, sont bien ceux qui demeurent convaincus de la vocation de l’homme : vocation de chercheur, de lutteur et de bâtisseur”[10].
Devenir acteur de sa vie
Par conséquent, chacun est appelé à “apporter la petite flamme qui est en lui pour que le feu commun rende la maison-Église chaleureuse et rayonnante”[11]. Et le Pape, s’adressant aux jeunes du Cameroun, ose dire alors : “Ne vous contentez pas de recevoir. Ne restez pas au bord du chemin. Vous êtes l’Église”[12].
Cette responsabilité ne s’arrête pas seulement à l’Église. Il le rappelle aux jeunes de Madagascar :
“Je vous ai dit que vous aviez à prendre vos responsabilités dans la communauté chrétienne ; je vous dis aussi de prendre vos responsabilités dans la société de votre pays, en chrétiens qui ne peuvent désespérer de l’homme”[13].
En conséquence le Pape, parlant à ce propos des difficultés et des misères qui touchent les milieux de jeunes, affirme :
“Chacun dans la société porte des responsabilités à l’égard de cette situation, et chacun est donc appelé à une conversion personnelle qui est bel et bien une forme de participation à l’évangélisation du monde”[14].
Face à tant de gens qui croient que le changement structurel précède et produit l’homme nouveau, Jean-Paul II réaffirme la primauté de la conversion personnelle :
“L’histoire est écrite non seulement avec les événements qui se déroulent en dehors de l’homme, mais elle est surtout écrite au-dedans de l’homme : c’est l’histoire des consciences humaines, des victoires et des défaites morales”[15].
Dans un message adressé aux jeunes de La Réunion, le Pape écrit :
“Pour être heureux dans la vie, on aurait tendance à croire qu’il faut d’abord que l’environnement change. Puis, peu à peu, on admet que pour changer le monde, il convient de commencer par se changer soi-même. C’est alors qu’on est dans les dispositions voulues pour accueillir le message de quelqu’un qui veut changer le monde en changeant l’homme par le dedans : le Christ”[16].
Face au Christ “il n’y a pas de demi-mesure : ou l’on choisit la lumière, la vérité et la liberté avec Dieu, ou bien l’on choisit d’errer parmi les ténèbres du monde qui passe. Dans le deuxième cas, la vie perd sa signification, l’homme est vaincu et peut même devenir esclave”[17].
Pour grandir, la foi chrétienne a besoin de s’enraciner dans la liberté de l’homme, dans la croissance de sa responsabilité, dans la capacité non seulement de recevoir mais aussi de donner.
“La foi – affirme le Pape au cours de la Messe avec les étudiants de Côte d’Ivoire – n’est pas un joli vêtement pour le temps de l’enfance. La foi est un don de Dieu, un courant de lumière et de force qui vient de Lui, et doit éclairer et dynamiser tous les secteurs de la vie, au fur et à mesure qu’elle s’enracine dans les responsabilités”[18].
Le Pape refuse d’une manière très nette toute mentalité d’assisté qui exempterait certains ou beaucoup d’apporter leur contribution personnelle :
“Est-ce digne – s’interroge-t-il – de vouloir vivre en assistés en recevant sans cesse de l’argent de l’extérieur ? N’est-il pas plus juste et plus digne de devenir responsable et de prendre carrément sa vie en main ?”[19].
Ce changement de mentalité est possible car
“dans la perspective chrétienne, la vie est vocation à la liberté, parce que tout être humain porte au-dedans de lui l’image de Dieu, qui est Liberté vivante, et tous sont appelés à participer à la Rédemption du Christ, qui est le libérateur suprême de l’homme contre toutes les forces du mal”[20].
De fait, “la vie, le destin, l’histoire présente et future d’un jeune dépendent de la fidélité à la liberté des enfants de Dieu pour laquelle le Christ nous a libérés”[21].
La liberté est indivisible : sa propre liberté comme celle de l’autre. Il s’agit donc de faire
“attention à respecter la liberté de chacun car la liberté est nécessaire à l’acte de foi. Le vrai dialogue n’est possible qu’avec ceux qui répandent leur message dans le respect de la liberté de conscience de chacun”[22].
Dans son discours historique aux jeunes musulmans réunis au stade de Casablanca, au Maroc, Jean-Paul II développera le thème de la liberté et de la responsabilité personnelle :
“Dieu demande que nous écoutions sa voix. Il attend de nous l’obéissance à sa volonté sainte dans une libre adhésion de l’intelligence et du cœur. C’est pourquoi, devant Lui, nous sommes responsables”[23].
Le Pape poursuit alors en reprenant la doctrine conciliaire de la liberté humaine :
“Nous désirons que tous accèdent à la plénitude de la Vérité divine, mais tous ne peuvent le faire que par l’adhésion libre de leur conscience, à l’abri des contraintes extérieures qui ne seraient pas dignes de l’hommage libre de la raison et du cœur qui caractérise la dignité de l’homme. C’est là le véritable sens de la liberté religieuse, qui respecte à la fois Dieu et l’homme. C’est de tels adorateurs que Dieu attend le culte sincère, des adorateurs en esprit et en vérité”[24].
Cette liberté comporte une responsabilité de l’homme, une décision active en assumant toutes les conséquences qui en découlent. À Luanda, en Angola, il avait rappelé qu’“au-dedans de nous existe la liberté de dire non à ce qui nous détruit et oui à la vie, à l’amour et au bien”[25].
Dans cette optique, à Casablanca, le Pape peut conclure en déclarant aux jeunes :
“Dieu ne veut pas que les hommes restent passifs... Vous êtes responsables du monde de demain. C’est en assumant pleinement vos responsabilités, et avec courage, que vous pourrez vaincre les difficultés actuelles. Il vous revient donc de prendre des initiatives et de ne pas tout attendre des aînés et des gens en place. Il vous faut construire le monde, et non pas seulement le rêver”[26].
Jean-Paul II ne nie pas le rêve. Mais il faut payer un prix afin que le rêve devienne réalité. Payer un prix afin que le rêve, où liberté et bonheur se marient avec le maximum d’intensité, devienne réalité.
Les paroles qu’il adresse aux jeunes de l’Île Maurice et aux jeunes musulmans de Casablanca renferment une synthèse de tout son enseignement :
“Entendez cet appel qui vient du Christ, acceptez de changer vos propres mentalités, soyez vraiment fraternels. Voilà le prix à payer pour que votre rêve devienne réalité, pour que les changements de structures ne restent pas lettre morte. Chaque jour, apprenez à pardonner, apprenez à aimer !... Ce que je souhaite pour tous les jeunes de Maurice, c’est qu’ils apprennent à devenir libres et responsables. Il faut qu’ils puissent connaître les vrais chemins du bonheur afin de faire leurs choix en toute connaissance de cause”[27].
C’est toutefois à Casablanca, avec les jeunes musulmans, que le Saint-Père propose, sans la nommer, une culture de la Trinité, c’est-à-dire une culture où le maximum de différence se conjugue avec le maximum d’unité.
“Ce monde à venir dépend des jeunes de tous les pays du monde. Notre monde est divisé, et même éclaté ; il connaît de multiples conflits et des injustices graves. Il n’y a pas de véritable solidarité Nord-Sud ; il n’y a pas assez d’entraide entre les nations du Sud. Il y a dans le monde des cultures et des races qui ne sont pas respectées. Pourquoi tout cela ? C’est que les hommes n’acceptent pas leurs différences : ils ne se connaissent pas assez. Ils rejettent ceux qui n’ont pas la même civilisation. Ils refusent de s’entraider. Ils ne savent pas se libérer de l’égoïsme et de la suffisance. Or Dieu a créé tous les hommes égaux en dignité, mais différents quant aux dons et aux talents. L’humanité est un tout où chaque groupe a son rôle à jouer ; il faut reconnaître les valeurs des divers peuples et des diverses cultures. Le monde est comme un organisme vivant ; chacun a quelque chose à recevoir des autres et quelque chose à leur donner”[28].
Il nous semble trouver ici le sens final des discours de Jean-Paul II aux jeunes d’Afrique et du monde entier.
Une parole qui, comme “un signal dressé pour les nations”[29], appelle les jeunes, du Nord comme du Sud, à relever un grand défi à l’aube du troisième millénaire qui commence.
______________________
[1] Cf. Jean-Paul II, Homélie de la Messe pour les étudiants..., 1339.
[2] Jean-Paul II, Rencontre avec les intellectuels et les universitaires..., 371-372.
[3] Jean-Paul II, Banjul : aux nouvelles générations..., 430.
[4] Jean-Paul II, Rencontre avec les membres des professions libérales, les universitaires, les ouvriers..., 605.
[5] Jean-Paul II, Rencontre avec les jeunes, au stade..., 782.
[6] Cf. Jean-Paul II, Aux jeunes durant la rencontre au Palais de la Culture de Bamako (28 janvier 1990), in Insegnamenti, XIII/1, 283.
[7] Jean-Paul II, Messe à Songea pour la Confirmation de 100 jeunes (3 septembre 1990), in Insegnamenti, XIII/2, 407-408.
[8] Jean-Paul II, Messe à Songea..., 408.
[9] Jean-Paul II, Blantyre : Discours aux nouvelles générations (5 mai 1989), in Insegnamenti, XII/1, 1163-1164.
[10] Jean-Paul II, Homélie de la Messe pour les étudiants..., 1339.
[11] Jean-Paul II, Discours à Antananarive..., 983.
[12] Jean-Paul II, Salut aux jeunes dans la ville “jeune” de Douala (13 août 1985), in Insegnamenti, VIII/2, 362.
[13] Jean-Paul II, Discours à Antananarive..., 985.
[14] Jean-Paul II, Homélie de la Messe pour les étudiants..., 1338.
[15] Jean-Paul II, Célébration de la Parole avec les jeunes..., 879.
[16] Jean-Paul II, Message aux jeunes de La Réunion..., 1062.
[17] Jean-Paul II, Célébration de la Parole avec les jeunes..., 877.
[18] Jean-Paul II, Homélie de la Messe pour les étudiants..., 1341.
[19] Jean-Paul II, Message aux jeunes de La Réunion..., 1065.
[20] Jean-Paul II, Discours durant la rencontre avec les nouvelles générations au Palais des Sports de Praia (26 janvier 1990), in Insegnamenti, XIII/1, 209.
[21] Jean-Paul II, Discours durant la rencontre avec les nouvelles générations..., 212.
[22] Jean-Paul II, Durant la rencontre avec les jeunes..., 538.
[23] Jean-Paul II, Parmi les jeunes musulmans..., 499.
[24] Jean-Paul II, Parmi les jeunes musulmans..., 500-501.
[25] Jean-Paul II, Luanda : aux jeunes générations..., 1769-1770.
[26] Jean-Paul II, Parmi les jeunes musulmans..., 502.
[27] Jean-Paul II, Rose Hill : la consigne laissée aux jeunes..., 915-916.
[28] Jean-Paul II, Parmi les jeunes musulmans..., 503.
[29] Cf. Is 11, 12.
30/01/2024