Quand c’était les Italiens qui émigraient
Le 15 juillet 1850 naissait à Sant’Angelo Lodigiano (Italie), Françoise-Xavière Cabrini, une religieuse missionnaire, naturalisée américaine, fondatrice de la congrégation des “Missionnaires du Sacré-Cœur de Jésus”. Elle a été proclamée sainte en 1946.
Parcourir la vie de Mère Cabrini, proclamée “patronne des émigrés” en 1950, signifie aborder de nouveau l’histoire de l’émigration italienne. Reviennent alors à l’esprit des mémoires qui dérangent, celles des années où c’étaient les Italiens à devoir émigrer, subissant discriminations et mépris. Une histoire vécue par Mère Cabrini jusqu’au bout. Pour tant d’émigrants italiens, sa présence auprès d’eux à New York, Chicago, La Nouvelle-Orléans, Buenos Aires, São Paulo, fut non seulement la première condition d’un rachat, mais le signe que l’Église ne les avait pas abandonnés.
Devant la complexité du problème de l’immigration qui met en crise les sociétés européennes, notamment celle italienne, il n’est pas inutile de regarder en arrière et méditer de nouveau une histoire avec des contours parfois surprenants, qui s’est développée dans une époque dramatique. Une solution qui se veut adéquate devra s’inspirer de cette vision plus ample de la vie que seule la mémoire peut offrir.
“Les Italiens, des esclaves blancs”
“L’exode des Italiens vers les États-Unis a tous les caractères d’une traite d’esclaves blancs”. Celui qui écrivait ces paroles, vers la fin de 1887, n’était pas un journaliste visant le sensationnel avec des phrases à effet. Cette affirmation se trouvait dans un long et sérieux rapport, le plus ample et documenté jamais écrit sur les conditions de vie des Italiens en Amérique. C’était la congrégation de la Curie romaine Propaganda Fide (Propaganda), chargée des œuvres missionnaires de l’Église, qui l’avait rédigé sur requête du Pape Léon XIII, préoccupé par les nouvelles qui lui arrivaient des Évêques américains ou de Mons. Scalabrini, Évêque de Piacenza, qui périodiquement informait avec ses brochures aussi le Parlement italien.
Propaganda avait recueilli des statistiques et des témoignages, interrogeant des gens d’un côté et de l’autre de l’Océan, enquêtant dans les ports d’embarquement et débarquement. Il en résultait un tableau désolant. Il y avait entre cinquante et cent mille Italiens qui chaque année débarquaient à New York, pour la plupart des clandestins. On les appelait avec mépris wop, without passport, “sans passeport”. Arrivés en Amérique avec de grands espoirs, ils finissaient – comme s’exprima le Pape face au rapport de Propaganda – “exposés aux embûches des scélérats et des plus puissants” qui les obligeaient à travailler à la journée pour peu de cents pour le remboursement du prix du voyage qu’ils avaient avancé. Il y avait beaucoup d’enfants. Ils étaient “commissionnés” directement en Italie pour être insérés dans le racket de la prostitution ou de la mendicité. Nombreux étaient ceux qui mouraient, aussi bien enfants qu’adultes. “Ici, on est comme des bêtes, on vit et on meurt sans prêtres, sans maîtres et sans docteurs”, écrivait à la maison en ces années-là un immigré de la Vénétie.
Un an et demi après le rapport de Propaganda, le “New York Sun” paraissait avec cet article :
“Ces dernières semaines, des femmes au teint foncé, habillées comme des sœurs de la charité, ont été vues parcourir les quartiers italiens du Bend et de Little Italy, gravissant des escaliers escarpés et étroits, descendant dans des sous-sols sales et des cavernes où même un policier ne se hasarderait pas à entrer sans une assistance. Elles portent l’habit et un voile différent de celui des religieuses habituelles. Peu d’entre elles parlent l’anglais. C’est un institut qui prend soin des orphelins, et toutes les sœurs qui en font partie sont italiennes. Les cinq ou six d’entre elles qui se sont établies dans cette ville sont les pionnières de la Congrégation aux États-Unis. C’est Mère Françoise Cabrini, grands yeux et sourire attirant, qui les dirige. Elle ne connaît pas l’anglais, mais c’est une femme d’une solide détermination”.
Françoise Cabrini était arrivée à New York depuis moins de trois mois. Ses vicissitudes personnelles avaient intercepté, presque par hasard, le destin de ces millions d’Italiens qui donnèrent vie au plus “grand mouvement migratoire de l’époque moderne”. Il en résulta une histoire qui fit de Françoise l’une des plus brillantes figures du XIXe siècle religieux italien, digne d’être à côté de Don Bosco ou de Cottolengo.
Le défi d’une situation inédite
Lorsqu’elle part pour les États-Unis, Françoise n’a que trente-huit ans. Jeune fille, elle voulait être sœur, mais sa santé étant trop fragile, elle fut refusée par deux congrégations. Elle devint institutrice et après deux ans d’enseignement, le curé, qui était aussi son directeur spirituel, lui confia la responsabilité d’un orphelinat. Une fois cette expérience terminée, elle s’ouvrit sur ses projets à l’Évêque de Lodi qui lui répondit : “Vous voulez être missionnaire. Le temps est venu. Je ne connais pas d’institut de sœurs missionnaires ; alors, fondez-en un vous-même”. Ainsi virent le jour les Missionnaires du Sacré-Cœur de Jésus, la première congrégation féminine italienne – la deuxième au niveau mondial – à afficher le titre de missionnaires.
Les missions dont rêvait Françoise étaient celles de l’Orient. Enfant, elle entendait lire, le soir à la maison, les Annales de la propagation de la foi. Les récits de la vie des missionnaires en Chine l’impressionnaient et elle voulait les imiter. Lorsque des années plus tard, à la tête d’une congrégation jeune, mais déjà développée, elle arriva à Rome pour définir avec Propaganda les modalités d’un départ en Chine, elle entendit parler, aussi par Scalabrini lui-même, des nouvelles frontières américaines. Léon XIII, qui la reçut en audience et à qui elle parla de ses projets, lui adressa cette invitation : “Non pas à l’Orient, Cabrini, mais à l’Occident”.
La mission que le Pape lui confiait était certes difficile. Il s’agissait d’un terrain inexploré, d’un défi qui appartenait aux “choses nouvelles” parues pendant le pontificat de Léon XIII. Les émigrés italiens en Amérique, habitués à un christianisme traditionnel et à la présence constante de religieux, se retrouvèrent du jour au lendemain projetés dans une société pluraliste, sans aucun point de référence. Ils subissaient souvent des discriminations à l’intérieur même de l’Église. Dans le quartier de Manhattan, où arriva Mère Cabrini, les Italiens ne pouvaient assister à la messe que dans les sous-sols. Parce qu’“ils ne sont pas très propres et les autres ne veulent pas les avoir à côté”. Parce qu’ils n’avaient pas d’argent pour contribuer aux dépenses et les autres catholiques, irlandais et allemands, arrivés une génération auparavant, les considéraient comme des parasites qui utilisaient les services d’un prêtre payé par eux. Le curé, irlandais, connaissait la situation des Italiens. “Ils dorment partout, remarquait-il. S’il n’y a pas de chaises, ils se contentent de s’asseoir à même le sol, appuyant leurs épaules au mur : ils se serrent dans les chambres comme des sardines dans un baril”. Ils étaient considérés, ensuite, presque toujours comme des criminels. “La prédisposition au meurtre – écrivait le ‘Baltimore Sun’ – est l’un des traits caractéristiques de cette race impulsive et impitoyable”.
Du point de vue matériel, la misère des Italiens était donc totale. Du point de vue religieux, la situation que Françoise dut affronter était celle d’une déchristianisation avancée. Beaucoup d’entre eux, loin des habitudes du pays, avaient perdu les dernières étincelles de la foi.
La fondation à New York
C’est sur le fond de ces difficultés que se détache la figure de Françoise. Les résultats obtenus furent stupéfiants aussi bien pour avoir réussi, par une série impressionnante d’initiatives, à soulager les peines des immigrés, à favoriser leur insertion et à en modifier l’image, que pour tout ce qu’elle fit pour ranimer la foi.
Elle partit de zéro. Le courage montré, l’audace sans calculs, l’exposition de sa fragilité qui se laissait vaincre par la puissance de Dieu sont des traits authentiquement évangéliques. Elle n’a pas de sous, en arrivant à New York avec six compagnes. Il n’y en a qu’une qui connaît un peu d’anglais scolaire.
Le premier soir, les pères scalabriniens qui les accueillent leur annoncent, quelque peu embarrassés, que la maison qu’elles devaient occuper n’existe pas : ce n’était qu’une exagération pour hâter leur départ. Elles sont conduites dans une auberge où les lits sont tellement sales qu’elles n’osent pas se coucher et passent la nuit sur des chaises et des fauteuils. Même les appuis ecclésiastiques tombent en crise : l’Archevêque, qu’elles rencontrent le jour suivant et qui pourtant les avait invitées, leur dit que les choses ne sont pas encore réglées et qu’elles doivent repartir avec le même bateau qui les avait emmenées.
Mais Françoise, docile par caractère et obéissante par éducation, savait se montrer de manière surprenante autonome et indépendante lorsque la fidélité à des noyaux fondamentaux était en jeu. Calme, mais aussi inébranlable elle répondit à l’Archevêque : “Non, Excellence. Nous ne rentrerons pas. C’est ici que le Pape m’a envoyée et c’est ici que je reste”. Et elle l’emporte, allant de l’avant au moment où tout invitait à abandonner.
En tant d’autres circonstances, elle a fait preuve d’une détermination exceptionnelle dans des situations qui semblaient sans issue. Malade et de santé fragile à sa naissance, condamnée par les médecins dès la jeunesse à peu d’années de vie, elle laissait sortir cependant une telle force qui en imposait à de richissimes banquiers, au point que Françoise semblait naturellement douée pour l’organisation, la gestion, la recherche de financements. Ses rêves étaient grands et à partir de rien elle construisit des hôpitaux à New York, Chicago, Seattle qui non seulement accueillirent ces Italiens qui seraient autrement morts sans soins, mais devinrent un point de référence important pour le monde médical.
La dignité des émigrés
Ces authentiques capacités managériales s’enracinaient dans la conviction, qui ne quitta jamais Françoise et ne la fit jamais reculer : l’argent qu’elle gérait c’était l’argent des pauvres, les sous des marchands italiens de fruits et légumes qui parcouraient Brooklyn avec leurs charrettes et s’ôtaient le pain de la bouche pour aider les sœurs, les sous des Irlandais qui s’agenouillaient en route lorsque les sœurs passaient, car elles venaient de Rome et c’était le Pape qui les avait envoyées.
Avec cet argent, Mère Cabrini ne permettait aucune légèreté ou superficialité, encore moins des fraudes. Plusieurs fois, engagée dans des constructions ambitieuses, elle rencontra des entrepreneurs qui pensaient qu’avec de bonnes sœurs, simplettes et naïves, ils pouvaient ne pas respecter les délais de livraison ou gonfler les prévisions. Les réactions de Françoise furent toujours à la hauteur. Ayant vu une fois comment l’argent des pauvres était défendu, un maçon demanda à devenir chrétien.
C’est parce qu’elle a cette dignité profonde qu’elle ne brade avec personne, Archevêque, banquier ou entrepreneur, ou qui que ce soit, que Françoise peut lutter toute sa vie pour redonner la dignité aux Italiens. C’est cette dignité la raison d’une telle détermination qui, par ailleurs, allait à l’encontre de son propre tempérament.
Le mot “impossible” n’existait sûrement pas pour elle. “Je peux tout en celui qui me donne la force” était la phrase de saint Paul qu’elle aimait répéter : les résultats obtenus en sont la démonstration indiscutable. La disproportion entre son caractère et les choix dont elle fut capable nous laisse émerveillés, car elle est un témoignage clair de radicalité évangélique, du courage simple de celui qui regarde les fleurs des champs et cherche d’abord le Royaume de Dieu et sa justice.
Maintenant que la situation historique s’est renversée et que l’Italie est devenue elle-même “l’Amérique”, et que le problème de l’émigration pose de nouveau aux consciences des questions dramatiques, ces attitudes de Françoise Cabrini gardent toute leur force inspiratrice. D’elle nous vient au moins une indication précise, valable dans toute situation de mission, là où les vieux schémas et réponses ne fonctionnent plus : face aux grands problèmes, nous ne pouvons mesurer les dimensions de notre engagement sur la base de nos limites et de nos incapacités. De la foi, lorsqu’elle est authentique, jaillit l’audace.
23/07/2022